3
– Si’a gikena.
Aleytys releva les yeux du carré de cuir qu’elle était en train d’étaler à côté des marches arrière de la caravane. Le visage inquiet de Puki était au-dessus d’elle, sa bouche pleine pincée, les soucis marquant un peu son front de rides légères.
– Passe-moi cet oreiller, veux-tu ? (Aleytys plaça l’oreiller en velours écarlate sur le cuir et se tourna vers la jeune fille.) Qu’est-ce qui ne va pas, Puki ?
La jeune fille tomba à genoux et joignit les mains devant son visage.
– Si’a gikena, viens-tu à Karkys en tant que gikena ?
Aleytys s’assit en silence sur l’oreiller.
– Je me suis installée sur le cuir et j’attends.
Un brillant sourire triangulaire éclaira le petit visage de Puki, qui posa les mains sur les genoux.
– La sœur de la femme du frère de mon père est venue à Karkys dans l’espoir que les Karkiskya la guériront par leur magie. Une chose pousse dans son ventre, lui fait mal et l’empêche de manger. Elle a apporté un poaku pour acheter leurs services, mais la douleur l’a tellement affaiblie qu’elle ne peut aller les voir, et ils se refusent à venir jusqu’ici.
– Et ?
– Accepterais-tu de la guérir, gikena Lahela ? (Elle tendit une main, une pierre vert foncé nichée dans sa paume.) Celle dont je te parle m’a priée de te remettre cela.
Aleytys prit le poaku. Elle le tourna en tous sens, s’émerveillant du plaisir sensuel que lui procurait la caresse de la surface soyeuse de cette pierre verte lourde et dure. Elle était sculptée en bas-relief pour une austère représentation de deux têtes de chevaux presque abstraites dont les cous se rejoignaient au-dessus de l’épaule, la crinière volant sous une brise imaginaire ; la synthèse des creux et des lignes enchantait le regard aussi parfaitement que la surface captivait les doigts. Aleytys continua de passer la main sur la pierre tout en considérant songeusement les tours nues du quartier des Karkiskya, le cœur envahi d’un désir de possession presque douloureux, se refusant à lâcher l’objet.
Olelo détala au bas des marches et s’assit à côté de ses jambes, tout son poids appuyé contre elle, petite boule de chaleur, la tête rejetée en arrière de telle sorte que ses yeux si noirs qu’ils paraissaient n’être que pupilles étaient fixés sur le visage d’Aleytys avec un soupçon de prudence amusée.
À contrecœur, Aleytys rendit le poaku à la jeune fille.
– Inutile, dit-elle lentement. Le poaku appartient aux tiens. Ce sacrifice ne vaut pas quelques instants de mon temps. Je vais t’accompagner. (Elle regarda par-dessus son épaule mais se détendit en n’apercevant aucun signe de Maissa.) Une fois que j’aurai agi, il sera toujours temps de me récompenser.
Puki se précipita vers la caravane de son père en regardant derrière elle si Aleytys la suivait et s’arrêta près d’un chariot noir et vert aux roues avant bloquées, juste à côté de la rivière. Quand Aleytys l’eut rejointe, Puki eut un sourire nerveux et frappa sur la paroi à côté des lourds rideaux noirs.
– Makua Hekili, puis-je entrer ? C’est keikeia Pukipala et Lahela gikena.
– Soyez les bienvenues.
La voix qui surgit de derrière de rideau était puissante, malgré une faiblesse physique manifeste.
Puki écarta le rideau pour qu’Aleytys puisse entrer, puis la suivit. La femme gisait sur la couchette de gauche, la tête relevée par un oreiller, son corps squelettique, sous un couvre-pied léger, portant des renards qui étaient la réplique de ceux qui chassaient sur ses bras et son visage. Elle leur sourit et ses yeux noirs s’agrandirent avec vivacité dans son visage aux traits tirés.
– Oui, bienvenue, gikena. (Ses mains osseuses remuèrent légèrement sur la couverture. Grave et courtoise, elle ajouta :) – Il y a des années qu’une gikena n’est plus venue nous voir.
Aleytys lui sourit, réagissant avec intensité à la vigoureuse personnalité de la malade.
– Si’a Hekili, me permets-tu de toucher ta personne ?
Hekili gloussa.
– Lahela gikena, mon corps est peut-être faible, mais pas mon esprit.
– Détends-toi autant que tu le pourras. Il se peut que cela soit douloureux.
Aleytys s’agenouilla à son côté.
Elle posa les mains sur la nodosité qui gonflait le centre du corps émacié. Tout en respirant lentement, elle alla chercher le fleuve de puissance noir qui courait en vastes courants irrésistibles parmi les étoiles de son ciel natal, englobant des planètes qui ensuite flottaient comme des échardes sur une surface vitreuse. Les eaux grondaient à travers ses mains en nettoyant le corps qui se tordait et hurlait silencieusement sous ses doigts.
Puki regardait, fascinée et écœurée. Autour de la gikena, l’air vibrait sous une force étrangère. Les gémissements de Hekili l’émurent au point que ses ongles pénétrèrent dans la chair de ses paumes. Le visage de la gikena était tendu, ses yeux des taches ombrées de bleu dans un visage où tous les muscles étaient apparents. Elle s’humecta les lèvres en entendant une exclamation et des pas rapides à l’extérieur de la caravane. Elle regarda les deux femmes agitées de la tête aux pieds et franchit le rideau juste à temps pour affronter son père.
– Puki ? (Ses sourcils se haussèrent et donnèrent à son visage rond une expression clownesque.) Que sa passe-t-il là-dedans ?
– La gikena guérit, père.
Un long gémissement frémissant passa près de son épaule.
– Une guérisseuse ? Écarte-toi.
Elle tendit les mains vers lui, les doigts tremblants.
– Makuakané Peleku, laisse à Son Honneur le temps d’achever la guérison.
Le gémissement s’éleva à nouveau, plus doux, plus faible. Peleku poussa sa fille et écarta le rideau. Une fois à l’intérieur, il saisit Aleytys par l’épaule et enleva rapidement sa main sous le pouvoir qui tordait l’air et lui brûlait le bras.
Aleytys laissa disparaître l’image aquatique. Presque totalement épuisée, elle reposa un instant la tête sur le couvre-pied, les bras ballants. Puis elle rouvrit les yeux et se força à se relever. Feignant d’ignorer l’intrus, elle se pencha sur Hekili et lui sourit. Elle toucha la joue de la vieille femme d’un doigt apaisant et hésitant et murmura :
– Comment te sens-tu ?
– Plus de douleur. (Ce furent des paroles faibles, mais le visage ridé était empli d’une paix nouvelle.) Je crois que je vais dormir.
Aleytys lui tapota la joue puis se tourna vers Peleku.
– Sfi’a Hekili vivra. (Elle hocha la tête en désignant l’endroit où le ventre de la femme avait été gonflé.) L’excroissance a été résorbée et ne la gênera plus.
L’homme abaissa les yeux sur Hekili, sa cousine et belle-sœur. Son visage avait la pâleur de la cire, sa bouche était mollement ouverte tandis qu’elle respirait calmement dans son sommeil profond. D’un mouvement rapide et précis qui contrastait bizarrement avec la masse de son corps épais, il lui prit le poignet et tâta son pouls. Le battement régulier fit naître sur tout son corps une transpiration de soulagement. Il laissa la main retomber d’elle-même sur le couvre-pied.
– Oui, c’est fini.
Aleytys se passa nerveusement les mains dans les cheveux ; sa force commençait à revenir.
– Bien sûr. (Il recula en s’humectant les lèvres et elle eut un sourire amusé.) Hekili aura besoin de repos et d’aliments nourrissants. Cela a été pour elle une rude épreuve.
Peleku respirait avec difficulté, frottant ses mains l’une contre l’autre. Il marmotta :
– Pardonne-moi, gikena, pardonne mes doutes.
Elle lui toucha le bras et le sentit instinctivement broncher. Il rougit, embarrassé. Aleytys détourna la tête.
– Puki.
– Si’a gikena ?
– Prête-moi ton épaule pour rentrer à mon camp. (Elle s’étira et soupira.) Je suis un peu lasse.
Aleytys s’installa sur son oreiller avec un soupir de soulagement. Derrière elle, dans la caravane, elle entendit Stavver s’agiter, et le plancher craqua sous le déplacement de son poids. Sous l’obscurité des arbres, Kale faisait passer une bride entre ses doigts, à la recherche d’une éventuelle réparation. Il hocha la tête la voyant la regarder. Maissa était assise sur la dernière marche, ses yeux noirs luisant intensément. Aleytys s’écarta en bronchant devant le magma émotionnel qu’elle projetait et chercha Loahn du regard.
Puki revint.
– Puis-je faire quoi que ce soit pour toi, si’a gikena ?
Aleytys lui sourit.
– Mais oui. Fais-moi un peu de thé, veux-tu ? Cela me ferait plaisir.
Les yeux brillants de zèle, Puki trottina en direction de son feu de camp.
– Voilà. Jolie chose que la compassion. Et que nous procure cette bonté gratuite ? (Maissa pivota sur ses pieds.) Une tasse de thé. Une tasse d’infect thé.
Aleytys haussa les épaules.
– Quel prix accordes-tu à l’amitié ? (Elle passa les mains sur ses cuisses et lissa avec le pouce des plis dans l’étoffe du batik.) Que vaut la vie d’une femme ? Une tasse de thé ? Pourquoi pas ? Si la valeur de quelque chose est impossible à apprécier, n’importe quel prix est acceptable.
– Belle philosophie. Dame-fait-du-bien. Peuh !
Aleytys s’étira puis gloussa, soudain trop satisfaite de prendre intérêt à Maissa. Elle écarta les mains, le rire devenant une bulle dans son sang.
– Lorsqu’on réfléchit à la raison pour laquelle nous sommes ici, n’est-il pas stupide de s’inquiéter de quelques pièces de cuivre ? (Elle désigna le nombre croissant de Lamarchiens qui s’agglutinaient à une distance respectable.) Si tu te soucies de l’argent que je dois rapporter, mets ces gens en file indienne et guide-les jusqu’au cercle magique. Recouvre ma paume d’or et d’argent. Un ténébreux étranger entrera dans ta vie. Garde-toi d’un homme qui louche légèrement. Montre-toi généreuse, belle dame, et tous tes rêves se réaliseront. (Le rire ne cessait de bouillonner en elle.) Amène les gogos, Leyilli, douce et gentille Leyilli.
Les yeux de Maissa lancèrent un éclair tandis que son visage pâlissait, puis elle sourit et le rire mourut en Aleytys. Les lèvres pleines de la petite femme se durcirent ; elle passa à côté d’Aleytys et alla s’incliner à l’est, au nord, au sud et à l’ouest.
– Voyageurs en Karkys, lança-t-elle d’une voix rauque qui se brisait parfois. La gikena guérit. La gikena lit les signes de ce qui sera. Touchez-la par l’argent. Touchez-la par l’or. Qui veut venir ? Qui sera le premier ?
Le restant de la matinée s’écoula rapidement. Aleytys guérit maints petits défauts, une verrue par-ci, des yeux déficients par-là, lut bonheur et chagrin dans une douzaine de mains différentes. À midi, Puki vint timidement la rejoindre.
Aleytys écarta d’un geste la femme aux yeux inquiets debout devant elle.
– Reviens plus tard, dit-elle en souriant. Quoi que tu penses de mes talents, je ne vis pas seulement d’air. Le soleil est au zénith et mon estomac crie famine.
Le visage de la femme se renfrogna, mais elle s’éloigna. Aleytys tendit la main vers Puki pour qu’elle l’aide à se remettre sur ses jambes ankylosées.
– Tu voulais quelque chose ?
Elle baissa la tête timidement.
– Mon père dit que tu as été tellement occupée ce matin : tu dois être fatiguée, tu n’as pas le temps de te préparer à manger, il ne faut pas que tu te fatigues davantage et il suffit de te joindre à nous à midi. Avec tous tes amis.
Un sourire rapide passa sur les lèvres d’Aleytys, qui jeta un coup d’œil à Maissa.
– Peut-être ton père est-il plus généreux qu’il ne le croit. Je pourrais manger un cheval et demi. Mais nous acceptons avec gratitude. (Elle se tourna vers la femme, qui se tenait derrière elle comme une ombre glaciale.) Leyilli, occupe-toi des cuirs, veux-tu ? (Sa main désigna négligemment la pile de pièces.) Et de ça aussi. Puis rejoins-nous avec les autres, s’il te plaît.
Maissa opina du bonnet avec un respect prudent, les yeux poliment baissés.
– Oui, gikena Lahela, murmura-t-elle.
Un peu plus tard. Peleku tendait son assiette à Puki pour qu’elle y ajoute un peu de ragoût épicé.
– Il y a encore de la viande, si’a gikena. N’aie point peur de remplir ton estomac.
– Plus pour moi. (Elle haussa des sourcils interrogateurs.) Ni pour ceux qui m’accompagnent, merci.
Peleku examina calmement le petit cercle d’un air satisfait. Puis il sourit.
– Si’a gikena, ma fille t’a été présentée, mais tu ignores encore la raison de notre présence à Karkys cette année.
De l’autre côté du feu, le gamin se mit debout d’un bond, un large sourire aux lèvres. C’était un elfe mince aux yeux vifs et dansants, assez peu impressionné par la mystique de la gikena. Et pas tellement intéressé par cette simple femme, bien inférieure à un mâle sur le point d’être saigné.
– Il aura demain sa lame karkesh et sera saigné à notre retour au foyer.
Le jeune Hakea sourit encore plus largement, au point que son visage ne fut plus que bouche, le nez transformé en simple bosse, les yeux disparaissant dans des fentes bordées de noir. Sur un hochement de tête de son père, il s’enfuit en courant et disparut derrière la caravane ici un poulain plein de vie qu’on vient de détacher.
– Si’a gikena.
– Si’a Peleku ?
– Puis-je te parler un instant ?
Aleytys hocha la tête. Maissa se renfrogna, irritée, et se leva pour suivre les autres vers leur camp. Peleku foudroya les siens du regard. À la hâte, les femmes ramassèrent les plats et décampèrent.
Peleku se laissa aller en arrière, les mains à plat sur les genoux, les doigts tapotant lentement les muscles épais.
– Je désire te parler du garçon nommé Loahn.
– Ah ! (Aleytys sourit.) Un jeune homme intéressant.
– Comme tu l’as remarqué, ma fille a tendance à apprécier sa compagnie. Il a récemment eu la tête rasée.
– Oui. Il avait été banni. Les Kauna de Wahi-Po en avaient fait un paria.
– Paria. (Il se rembrunit.) Je ne tolérerai pas une telle liaison. Paria !
– Pas par sa faute. Il avait été accusé à tort. Les Lakoe-heai se sont intéressés à lui. Pourquoi, je l’ignore. Ils m’ont envoyée à lui. Avant de venir ici, je me suis arrêtée à Wahi-Po. L’erreur a été rectifiée, les Kauna ont réparé et Loahn a retrouvé son honneur parmi les siens.
– Ah !
– Quant à ses antécédents… mmm… son père était Arahn de Wahi-Po. À sa mort, sauf pour le temps où il a été banni, Loahn est devenu un homme riche et important et possède un haras dont, je crois, les chevaux ont une excellente réputation.
Peleku hocha rapidement la tête.
– J’ai acheté des chevaux à Arahn. Belle propriété. (Il serra les lèvres et contempla ses jambes.) Pourquoi a-t-il été banni ?
Aleytys releva les genoux et posa le menton dessus en fixant le foyer rouge.
– Une femme jalouse est un puits sans fond. Rien ne peut la satisfaire.
La langue de Peleku glissa sur ses dents d’en haut.
– Et alors ?
– La première femme d’Arahn est morte après lui avoir donné un fils. Il s’est remarié.
– Et sa seconde femme avait des fils. (Il grogna.) Elle n’arrivait pas non plus à se débarrasser du fantôme de la première femme, je suppose.
Aleytys sourit au regard étincelant et rusé.
– Exact. Lorsque Arahn est mort, elle a accusé Loahn de l’avoir violée.
– Ce qu’il n’avait pas fait.
– Non. Elle l’avait drogué. Les Kauna l’ont écoutée. Une de ses tantes était parmi eux. Riyda a confessé ses mensonges quand j’ai ramené ce garçon parmi les siens. Les Kauna ont dû le réintégrer dans sa communauté et payer réparation.
– Ah ! (La curiosité se mit à luire dans ses yeux.) Pourquoi te sert-il au lieu de s’occuper de ses propriétés ? (Le regard scruta son visage avec une expression sévère.) Si je puis me permettre, sert-il aussi ton lit ?
– Non. (Elle était stupéfaite.) Pourquoi ?
Peleku poussa un soupir.
– Je suis heureux de l’apprendre, si’a Lahela. Les Lakoe-heai savent combien j’aime Puki, mais à côté de toi elle est comme un lys d’un jour le jour d’avant. Je ne voudrais pas qu’elle vienne derrière une autre femme.
– Ne t’en inquiète pas. Me servir accroît les honneurs qu’il recevra quand il rentrera chez lui. Il est loin d’être bête, Peleku. De plus… (Elle gloussa.) Tu sais ce qu’est d’être jeune. Les jeunes hommes doivent jeter leur gourme en voyageant.
– Mmmmmph. (Peleku se remit péniblement sur ses pieds.) Il peut donc avoir accès à mon camp. S’il désire me parler, je l’écouterai. (Il gloussa.) Ah, redevenir jeune…
Aleytys se redressa en riant et lui tapota le bras.
– Si’a Peleku, tu redeviendras jeune quand tes cendres flotteront sur le bûcher.
Il hocha la tête et une grimace sinistre déforma ses traits.
– La chair. Ah, la chair, si’a Lahela ! Le jour vient où le corps halète loin derrière l’esprit. Auras-tu l’amabilité d’attendre ici une minute ?
Il pénétra dans sa caravane ; quelques secondes plus tard il en ressortit avec un sac de daim teint en vert.
– Aujourd’hui, Hoakne Hekili a mangé. Elle n’a plus mal. On ne saurait trouver de récompense suffisante pour un tel présent ; je n’essaierai donc point, mais le clan du Renard serait honoré de te voir accepter ce poaku.
– C’est moi qui suis honorée.
Elle prit le sac. Hochant gravement la tête, elle s’en fut sans un mot de plus, respectant la dignité de Peleku en lui accordant la courtoisie la plus officielle qu’elle connût.
L’après-midi se traîna lentement avec l’interminable file de curieux venus la consulter. Elle promit encore des avenirs passionnants, ôta encore des verrues et des naevi, redressa un nez tordu qui tourmentait en secret une pauvre fille, guérit du rachitisme un bébé mal nourri, remit de l’émail sur des caries, rectifia des os tors et effectua mille petites magies qui créaient chez ses clients une brume de terreur révérencielle.
Après le souper, Maissa se leva brutalement en un geste qui attira tous les regards.
– Nous partons. (Elle fronça les sourcils à l’adresse de Loahn.) Pas toi. Nous irons là-bas tous les quatre. (De la tête, elle indiqua sa caravane.) Tu montes la garde ici. Les oreilles closes et les yeux ouverts.
Les narines de Loahn frémirent. Il se tourna d’un air décidé vers Aleytys.
– Est-ce là ton désir, gikena Lahela ?
– Ne fais pas la bête, lâcha Aleytys. Tu sais qui donne les ordres. Obéis.
Il salua en se baissant à l’excès.
– Oui, si’a gikena.
Aleytys leva les mains.
Dans la caravane, Maissa se tenait vers l’avant, le regard fixé sur les autres. Aleytys était assise sur la couchette ; gauche, Kale sur celle de droite… Stavver appuyait une hanche sur la couchette derrière Aleytys, les bras croisés sur son étroite poitrine. Il évitait soigneusement de toucher Aleytys et elle savait qu’il ne lui avait pas pardonné. Elle éprouvait un amusement sans joie en examinant ces quatre îles différentes d’humanité.
– « Une bande de frères… [ii] » marmonna-t-elle.
– Quoi ? Si tu as quelque chose à dire, fais en sorte que nous l’entendions.
– Rien. Ce n’est rien. (Elle croisa les mains sur ses cuisses.)
– Stavver. (Les ongles de Maissa cliquetèrent comme de la grêle sur du bois dur.) As-tu tout ce qu’il te faut ? Quand passes-tu à l’attaque ?
Il s’appuya contre la paroi arrière, les pouces sous la ceinture, et le mur craqua sous son poids.
– Les gardes et les serrures ne sont pas un problème. Ces Karkiskya dépendent trop de leurs sondes en orbite. Je peux traverser leur sécurité comme un fantôme. Aucun problème. Mais…
– Mais ?
– Il faut que j’entre jeter un coup d’œil. (Il haussa les épaules et le bois craqua de nouveau.) Je pense savoir où ils gardent leurs pierres. Le rapport de Kale était, assez clair et correspond aux relevés, mais je préférerais malgré tout jeter un coup d’œil.
– Et comment prévois-tu de réaliser cela ?
Kale releva la tête.
– Pas de problème.
Stavver et Maissa, surpris, se tournèrent vers lui, bouche bée, les yeux ronds. Aleytys se laissa aller en arrière en observant avec volupté cet homme, que Maissa méprisait en tant qu’homme et en tant que rampant, prendre la direction de l’entretien.
– Un poaku vous permettra d’entrer. (Il écarta les mains.) Comment vous imaginez-vous qu’ils commercent ? Ils ne sortent jamais. Il suffit d’aller jusqu’à leur portail et de leur agiter une pierre sous la capuche ; une escorte vous conduit alors à l’intérieur. Jusqu’à la salle des achats. En passant par la salle d’exposition où ils gardent leurs stocks de pierres. Et… (Son large sourire se tourna vers Aleytys.) Vous avez justement une pierre à négocier.
Les têtes pivotèrent.
– Mon salaire, Maissa. Peleku me l’a donnée après le repas.
Stavver se raidit et ses cheveux frôlèrent le linteau.
– Sauf accident, je passerai donc à l’attaque demain soir.